Défi

Saurez-vous retrouver la chronologie de la dérive du radeau ?

Le Journal des Débats -
Vendredi 13 septembre 1816

Naufrage de la Méduse

Les événements qui nous intéressent le plus dans les relations de voyages et jusque dans les romans, sont ces catastrophes terribles qui nous représentent l’homme luttant contre un élément redoutable, contre le sentiment impérieux du besoin, contre les conseils perfides et cruels de la nécessité, et surtout contre son propre désespoir. Mais ces événements acquièrent une toute autre importance, quand ils sont récens [sic], que les victimes sont nos compatriotes,
et que l’authenticité des détails ne permet point à notre imagination de se réfugier contre l’affreuse vérité dans le champ des fictions, ou du moins dans celui de l’exagération.
Nous avons, dans notre feuille du 10 de ce mois, donné connoissance à nos lecteurs du fatal naufrage de la frégate la Méduse, arrivé le 2 juillet dernier à la vue du Cap-Blanc. Voici de nouveaux renseignements sur cet événement aussi sinistre qu’inexplicable, et qui nous arrivent d’une source non suspecte ; c’est un témoin oculaire, c’est un des acteurs de cette scène de douleur et d’effroi qui va parler lui-même : nous craindrions d’affoiblir l’effet de son
récit en le dénaturant ; nous ne ferons que l’abréger, en supprimant quelques détails qui tiennent plus à l’art nautique qu’à l’historique même du naufrage.
Le récit commence au moment où la Méduse ayant échoué, il fallut partager l’équipage entre les embarcations de la frégate, c’est-à-dire les chaloupes qui sont toujours sur les bâtiments maritimes, et un radeau construit à la hâte avec les mâts et les vergues de la frégate.

(… juillet 1816)

« Le 5 juillet 1816, l’embarcation de l’équipage se fit sans ordre et dans la plus grande confusion ; il devoit y avoir 60 matelots sur le radeau, et à peine en mit-on 10. quarante sept personnes furent confiées à cette frêle machine. La précipitation avec laquelle elle fut construite empêcha d’y adap[ter] des garde-fous, parce que, vraisemblablement, ceux qui la firent construire ne devoient pas s’y exposer. Le radeau avoit à peu près 60 pieds de long : solidairement établi, il auroit pu supporter 200 hommes ; mais nous eûmes bientôt de cruelles preuves de sa foiblesse. Il étoit sans voiles et sans mâture ; on y avoit placé une grande quantité de quarts de farine, cinq barriques de vin et deux pièces à eau ; on avoit omis d’y placer une seule galette de biscuit. A peine 50 hommes furent-ils sur le radeau, qu’il s’enfonça au moins de deux pieds. Pour faciliter l’embarquement des autres militaires, on fut obligé de jeter à la mer tous les quarts de farine ; le vin et l’eau furent seuls conservés, et l’on continua à faire embarquer du monde ; enfin nous nous trouvâmes 147. Le radeau s’étoit enfoncé au moins de trois pieds, et il étoit impossible, tant nous étions serrés, d’y faire un seul pas. Sur l’avant et sur l’arrière on avoit de l’eau jusqu’à la ceinture. Au moment où nous débarquions de la frégate, on nous jeta du bord à peu près 25 livres de biscuit dans un sac, qui tomba à la mer. On l’en retira avec peine ; il ne formoit plus qu’une pâte. Nous le conservâmes cependant dans cet état. Les embarcations de la frégate devoient toutes nous remorquer, et les officiers qui les commandoient avoient juré de ne pas nous abandonner. Je suis loin d’accuser ces Messieurs d’avoir manqué aux lois de l’honneur ; mais un enchaînement de circonstances les força de renoncer au plan généreux qu’ils avoient formé de nous sauver, ou de mourir avec nous ; ces circonstances méritent d’être scrupuleusement examinées. Le canot où étoit M. le gouverneur vint nous jeter la première remorque. Les cris de vive le Roi furent mille fois répétés par les gens du radeau, et un petit pavillon blanc fut arboré à l’extrémité d’un canon de fusil. Le commandant désigné du radeau étoit un aspirant de première classe nommé Loudin. Si tous les efforts réunis des embarcations eussent continuellement agi sur nous, favorisés, comme nous l’étions, par les vents du large, nous eussions gagné la terre en moins de trois jours ; car la frégate n’étoit pas échouée à plus de douze ou quinze lieues de terre ; telles étoient les estimes des officiers, qui se trouvèrent très justes, puisque le jour même du départ les embarcations eurent connoissance de la terre avant le coucher du soleil.
M. le lieutenant en pied de la frégate voyant que ses efforts devenoient inutiles, après nous avoir remorqués seul un instant, fit également larguer l’amarrage (couper le câble) qui le tenoit au radeau.
Plusieurs personnes m’ont dit, qu’après cette opération, le cri barbare de : Nous les abandonnons fut entendu. Je tiens ce fait de plusieurs personnes ; cependant je me plais à croire que l’humanité et l’honneur inspiroient d’autres sentiments à ceux qui s’étoient engagés par serment à nous conduire jusqu’à terre.
Nous ne demeurâmes convaincus que nous étions entièrement abandonnés, que lorsque les embarcations furent presque hors de vue. La consternation fut extrême ; tout ce qu’ont de terrible la soif et la faim se retraça à nos imaginations, et nous avions encore à combattre un élément perfide qui déjà recouvroit la moitié de nos corps. Tous les marins et soldats se livrèrent au désespoir ; ce fut avec beaucoup de peine que nous parvînmes à les calmer. Nous étions partis sans avoir pris aucune nourriture ; la faim commençoit à se faire sentir impérieusement ; un peu de biscuit mêlé avec un peu de vin forma notre premier repas, et le meilleur que nous fîmes pendant notre séjour sur ce radeau. Un ordre par numéros fut établi pour la distribution de nos misérables vivres : dès le premier jour, le biscuit fut épuisé ; la journée se passa assez tranquillement. Le soir, nos coeurs et nos voeux, par un sentiment naturel aux infortunés, se portèrent vers le ciel ; nous l’invoquâmes avec ferveur, et nous recueillîmes de notre prière l’avantage d’espérer en notre salut. Nous conservions toujours la pensée que la division des chaloupes ne tarderoit pas à venir à notre secours. 



(Nuit du … au … juillet 1816)

La nuit arriva sans notre espérance fut remplie ; le vent fraîchit, la mer grossit considérablement. Quelle nuit affreuse ! Pendant cette nuit, un grand nombre de nos passagers, qui n’avoient pas le pied marin, tomboient les uns sur les autres ; enfin, après dix heures des souffrances les plus cruelles, le jour arriva. Quel spectacle s’offrit à nos regards ? Dix ou douze malheureux, ayant les extrémités inférieures engagées dans les séparations que laissoient entr’elles les pièces du radeau, n’avoient pu se dégager, et y avoient perdu la vie. Plusieurs autres avoient été enlevés du radeau par la violence de la mer, en sorte qu’au matin nous étions déjà vingt de moins. Nous déplorâmes la perte de nos malheureux compagnons ; mais nous ne présumions pas, dans le moment, la scène terrible qui devoit avoir lieu la nuit suivante. L’espoir de revoir, dans le courant de la journée, les embarcations, soutint notre courage ; mais, comme il fut trompé, le découragement s’en suivit, et dès-lors l’esprit séditieux qui se manifesta par des cris de fureur.

(Nuit du … au … juillet 1816)

La nuit survint : le ciel se couvrit de nuages épais, la mer fut encore plus terrible que la nuit précédente ; et les hommes dans l’impuissance de se tenir ou sur l’avant ou sur l’arrière, se réunissoient au centre, partie la plus solide du radeau. Ceux qui ne purent gagner le centre, périrent presque tous ; le rapprochement des hommes y étoit tel que quelques uns furent tués par le poids de leurs camarades qui tomboient sur eux à chaque instant. Les soldats et les matelots, se regardant comme perdus, se mirent à boire jusqu’à perdre la raison. Dans cet état, ils portèrent le délire jusqu’à manifester l’intention de se défaire de leurs chefs, et de détruire le radeau en coupant les amarrages qui en unissoient les différentes parties. Un d’eux s’avança, armé d’une hache, pour exécuter ce dessein ; il commençoit déjà à frapper sur le liens : ce fut le signal de la révolte. Les officiers avancèrent sur le devant pour retenir ces insensés ; celui qui étoit armé de la hache, dont il osa les menacer, fut tué d’un coup de sabre. Beaucoup de sous-officiers et quelques passagers se réunirent à nous pour la conservation du radeau. Les révoltés tirèrent leurs sabres, et ceux qui n’en avoient point s’armèrent de couteaux. Nous nous mîmes en défense, et le combat alloit commencer. Un des rebelles leva le fer sur un officier, il tomba à l’instant percé de coups. Cette fermeté parut un moment imposer aux séditieux ; mais ils se serrèrent les uns contre les autres, et se retirèrent sur l’arrière pour exécuter leur plan. Un d’eux, feignant de se reposer, coupoit déjà avec un couteau les amarrages. Avertis par un domestique, nous nous élançons sur lui ; un soldat veut le défendre, menace un officier de son couteau, et en voulant le frapper n’atteint que son habit. L’officier se retourne, terrasse son adversaire, et le précipite à la mer ainsi que son camarade. Bientôt le combat devint général ; le mât se brisa, et peu s’en fallut qu’en tombant il ne brisât la cuisse au capitaine Dupont, qui resta sans connoissance. Il fut saisi par les soldats, qui le jetèrent à la mer. Nous nous en aperçûmes et le sauvâmes ; nous le déposâmes sur une barrique, d’où il fut arraché par les séditieux, qui voulurent lui crever les yeux avec un canif. Excités par tant de cruauté, nous ne gardâmes plus de ménagemens [sic], et nous les chargeâmes avec furie. Nous traversâmes, le sabre à la main, les lignes que formoient les militaires, et plusieurs payèrent de leur vie un instant d’égarement. Les passagers nous secondèrent. Après un second choc, la furie des rebelles s’apaisa tout-à-coup, et fit place à la plus insigne lâcheté : plusieurs se jetèrent à nos genoux et nous demandèrent un pardon, qui leur fut à l’instant accordé. Nous crûmes l’ordre rétabli, et nous revînmes à notre poste au centre du radeau. Il étoit à peu près minuit ; nous conservâmes nos armes. Après une heure d’une apparente tranquillité, les soldats se soulevèrent de nouveau ; leur esprit étoit entièrement aliéné ; mais comme ils jouissoient encore de leurs forces physiques, et que d’ailleurs ils étoient armés, il fallut de nouveau se mettre en défense. Ils nous attaquèrent ; nous les chargeâmes à notre tour ; et bientôt le radeau fut jonché de leurs cadavres. Ceux de nos adversaires qui n’avoient point d’armes, cherchoient à nous déchirer avec leurs dents ; plusieurs de nous furent cruellement mordus ; je le fus moi-même aux jambes et à l’épaule. Nous n’étions pas plus de douze ou quinze pour résister à tous ces furieux ; mais notre union fit notre force. Le jour vint enfin éclairer cette scène d’horreur : un grand nombre des ces insensés s’étoient précipités à la mer. 


(… juillet 1816)

Au matin, nous trouvâmes que soixante ou soixante-cinq hommes avoient péri pendant la nuit. Un quart s’étoit noyé de désespoir ; nous n’avions perdu que deux des nôtres, et pas un seul officier. Un nouveau malheur nous fut révélé à la naissance du jour. Les rebelles, pendant le tumulte, avoient jeté à la mer deux barriques de vin, et les deux seules pièces à eau qu’il y eût sur le radeau. Il ne restoit en tout qu’une seule pièce de vin : nous étions encore soixante-sept hommes ; il fallut se mettre à la demi-ration. Ce fut un nouveau sujet de murmures au moment de la distribution. Les choses en vinrent au point qu’il fallut recourir à un moyen extrême pour soutenir notre malheureuse existence. Je frémis d’horreur en me voyant obligé de retracer celui que nous mîmes en usage ; je sens ma plume s’échapper de ma main. Un froid mortel glace tous mes membres, et mes cheveux se hérissent sur mon front. Grand Dieu ! oserons-nous encore élever vers vous nos mains teintes du sang de nos semblables ! Votre clémence est infinie, et votre coeur paternel a déjà accordé à notre repentir le pardon d’un crime qui ne fut pas celui de notre volonté, mais de la nécessité la plus impérieuse ! Ceux que la mort avoit épargnés [sic] dans la nuit désastreuse que je viens de décrire se précipitèrent avidement sur les cadavres dont le radeau était couvert, les coupèrent par tranches, et quelques uns même les dévorèrent à l’instant. Cependant un grand nombre de nous refusèrent d’y toucher ; mais à la fin, cédant à un besoin plus pressant encore que la voix de l’humanité, nous ne vîmes dans cet affreux repas qu’un moyen déplorable de conservation, et je proposai, je l’avoue, de faire sécher ces membres sanglans [sic] pour les rendre un peu plus supportables au goût. Quelques uns néanmoins eurent assez de courage pour s’en abstenir, et il leur fut accordé une plus grande quantité de vin.


(… et … juillet 1816)

Le jour suivant se passa encore sans qu’on vînt à notre secours ; la nuit arriva et nous prîmes quelques instans [sic] d’un repos interrompu par les rêves les plus cruels. Enfin, le quatrième soleil depuis notre départ revint éclairer notre désastre, et nous montrer dix ou douze de nos compagnons étendus sans vie sur le radeau. Nous donnâmes à leurs corps la mer pour sépulture, n’en réservant qu’un seul destiné à nous nourrir. Le soir, vers les quatre heures, un événement heureux, nous avoit apporté quelque consolation. Un banc de poissons volans [sic] s’engagea sous le radeau ; et comme les deux extrémités laissoient entre les pièces une infinité de vides, les poissons s’y engagèrent en très grande quantité. Nous nous précipitâmes vers eux et fîmes une capture considérable ; nous en prîmes près de 300. Notre premier mouvement fut d’adresser à Dieu de nouvelles actions de grâces pour ce bienfait inespéré. Une once de poudre à canon que nous avions fait sécher, quelques morceaux d’amadou, un briquet et des pierres à fusil, des morceaux de linge sec et les débris d’un tonneau nous procurèrent du feu. Nous établîmes notre foyer sur les planches du radeau recouvertes d’effets mouillés. On fit cuire les poissons, on en mangea avec avidité ; mais nous y joignîmes encore de ces viandes sacrilèges que la cuisson avoit rendues supportables, et auxquelles les officiers et moi nous touchâmes pour la première fois. 


(Nuit du … au … juillet 1816)

La nuit fut belle, et nous auroit parue heureuse, si elle n’avoit pas été signalée par un nouveau massacre. Des Espagnols, des Italiens et des Nègres restés neutres dans la première révolte, et qui même s’étoient rangés de notre côté, formèrent le complot de nous jeter tous à la mer. Il fallut prendre les armes : l’embarras étoit de connaître les coupables ; ils nous furent désignés par les matelots fidèles. Le premier signal du combat fut donné par un Espagnol, qui, placé derrière le mât, l’embrassoit étroitement, faisoit une croix dessus, invoquoit le nom de Dieu, en brandissant un long coutelas. Les matelots le saisirent et le jetèrent à la mer. Les séditieux accourent pour venger leur camarade ; ils sont repoussés, et tout rentre dans l’ordre.


(… juillet 1816)

Le jour nous éclaira pour la sixième fois : à l’heure du repas je comptai notre monde, nous n’étions que trente ; nous avions perdu cinq de nos fidèles marins. Ceux qui survivoient, étoient dans l’état le plus déplorable ; l’eau de la mer avoit enlevé l’épiderme de nos extrémités inférieures ; nous étions couverts ou de contusions ou de blessures, qui, irritées par l’eau de la mer, nous arrachoient à chaque instant des cris effroyables ; en sorte que vingt tout au plus d’entre nous étoient capables de se tenir debout et de marcher. Presque tout notre vin et la provision de nos poissons étoient épuisés ; nous n’avions plus de vin que pour quatre jours, et il nous restoit à peine une douzaine de poissons. Dans quatre jours, disions-nous, nous manquerons de tout, et la mort serait inévitable. Il y avoit sept jours que nous étoient abandonnés. Nous calculions que dans le cas où les chaloupes n’auroient pas échoué à la côte, il leur falloit au moins trois ou quatre jours pour se rendre à Saint-Louis ; il falloit ensuite le temps d’expédier les navires, et il falloit à ces navires celui de nous trouver. Il fut résolu qu’on tiendroit le plus longtemps possible. Dans le courant de la journée des militaires s’étoient glissé derrière la seule barrique de vin qui nous restât ; ils l’avoient percée, et buvoient avec un chalumeau. Nous avions tous juré que celui qui emploieroit de semblables moyens seroit puni de mort. Cette loi fut mise à l’instant à exécution ; et les deux infracteurs furent jetés à la mer. Ainsi, nous n’étions plus que vingt-huit. Sur ce nombre, quinze seulement parassoient pouvoir exister encore quelques jours ; tous les autres, couverts de larges blessures, avoient entièrement perdu la raison. Cependant, ils avoient part aux distributions, et pouvoient, avant leur mort, consommer quarante bouteilles de vin. Les quarante bouteilles de vin étoient pour nous d’un prix inestimable. On tint conseil ; mettre les malades à la demi-ration c’étoit avancer leur mort de quelques instans ; les laisser sans vivres, c’étoit la leur donner de suite. Après une longue délibération, on décidoit qu’on les jetteroit à la mer ; ce moyen, quelque répugnant qu’il nous parût à nous-même, procuroit aux survivants six jours de vivres à trois quarts de vin par jour. La délibération prise, qui osera l’exécuter ? L’habitude de voir la mort prête à fondre sur nous, le désespoir, la certitude de notre perte infaillible, sans ce fatal expédient, tout en un mot avoit endurci nos coeurs devenus insensibles à tout autre sentiment qu’à celui de notre conservation. Trois matelots et un soldat se chargèrent de cette cruelle exécution ; nous détournâmes les yeux, et nous versâmes des larmes de sang sur le sort de ces infortunés. Ce sacrifice sauva les quinze qui restoient ; car, quand nous fûmes rejoint par le brick l’Argus, il ne nous restoit qu’un repas de vin, et c’étoit le cinquième jour après le cruel événement que je viens de décrire. Les victimes n’avoient pas plus de quarante-huit heures à vivre, et ne les conservant sur le radeau, nous eussions manqué de susbsistances deux jours avant d’être rencontrés. Après cette catastrophe, nous jetâmes toutes les armes à la mer ; elles nous inspiroient une horreurs dont nous n’étions pas maîtres.
Nous avions à peine de quoi passer cinq journées sur le radeau ; elles furent les plus cruelles. Les caractères étoient aigris : jusque dans les bras du sommeil, nous nous représentions les membres déchirés de nos malheureux compagnons, et nous invoquions la mort à grands cris. Une soif ardente, redoublée par les rayons d’un soleil brûlant, nous dévoroit ; elle fut telle que nos lèvres desséchées s’abreuvoient avec avidité de l’urine qu’on faisoit refroidir dans de petits vases de fer-blanc. Nous cherchâmes aussi à nous désaltérer en buvant de l’eau de la mer : ce moyen de diminuoit un instant la soif que pour la rendre plus vive le moment d’après. Trois jours se passèrent ainsi dans des angoisses inexprimables ; nous méprisions tellement la vie, que plusieurs d’entre nous ne craignirent pas de se baigner à la vue des requins qui entouroient notre radeau. Nous étions convaincus qu’il ne restoit dans notre barrique que douze ou quinze bouteilles de vin ; nous commencions à éprouver un dégoût invincible pour les chairs qui nous avoient nourris jusque-là.


(… juillet 1816)

Le 17 au matin, le capitaine Dupont jetant ses regards sur l’horizon, aperçut un navire et nous l’annonça par un cri de joie : nous reconnûmes c’étoit un brick ; mais il étoit à une très grande distance. Nous ne pouvions distinguer que les extrémités de ses mâts. La vue de ce bâtiment répandit parmi nous une joie difficile à dépeindre. Cependant des craintes vinrent se mêler à nos espérances ; nous commencions à nous apercevoir que notre radeau ayant fort peu d’élévation au dessus de l’eau, il étoit impossible de le distinguer d’aussi loin. Nous fîmes alors notre possible pour nous faire remarquer ; nous redressâmes des cercles de barriques, aux extrémités desquels nous fixâmes des mouchoirs de différentes couleurs. Malheureusement, malgré tous ces signaux le brick disparut. Du délire de la joie nous passâmes à celui de l’abattement et de la douleur. En mon particulier j’enviois le sort de ceux que j’avois vu périr à mes côtés. Je proposai alors de tracer un abrégé de nos aventures, d’écrire tous nos noms au bas de notre récit, et de le fixer à la partie supérieure du mât, dans l’espérance qu’il parviendroit au gouvernement et à nos familles. Deux heures après le maître canonnier de la frégate pousse un grand cri : la joie étoit peinte sur son visage ; ses bras étoient étendus vers la mer ; il respiroit à peine, et tout ce qu’il put dire ce fut : Nous sauvés ! voilà le brick qui est sur nous ! et il étoit en effet tout au plus, à un tiers de lieue, ayant toute voile dehors, et gouvernant à venir nous passer extrêment près. Des larmes d’attendrissement couloient de tous les yeux. Chacun se saisit de mouchoirs ou de différentes pièces de linge pour faire des signaux au brick qui s’approchait rapidement. Notre joie fut au comble, lorsque nous aperçumes au haut de son mât de misaine, un grand pavillon blanc ; nous nous écriâmes : C’est donc à des Français que nous allons devoir notre salut. L’Argus n’étoit plus qu’à deux portées de fusil. L’équipage rangé sur le bastingage nous annonçoit, en agitant les mains et les chapeaux, le plaisir qu’il ressentoit de venir au secours de leurs malheureux compatriotes. En peu de temps nous nous trouvâmes tous à bord de l’Argus. Qu’on se figure quinze infortunés presque nus, le corps et le visage flétris de coups de soleil. Dix de ces quinze ne pouvoient à peine se mouvoir ; l’épiderme de tous leurs membres étoit enlevé ; nos yeux caves et presque farouches, nos longues barbes nous donnoient encore un air plus hideux. Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon qu’on avoit préparé dès qu’on nous avoit aperçus ; on y mêla d’excellent vin : on releva ainsi nos forces prêtes à s’éteindre. On nous prodigua les soins les plus attentifs et les plus généreux ; nos blessures furent pansées, et le lendemain plusieurs des plus malades commencèrent à se soulever, et purent même faire quelques pas.

En terminant ce récit des souffrances inouies auxquelles nous fûmes en proie pendant douze
jours, qu’il me soit permis de faire connaître le nom de ceux qui les ont partagées avec moi :

MM. DUPONT, L’HEUREUX, LOZAC, CLAIRET, officiers de troupes ; CORREAL, ingénieur pour le Cap-Vert ; GRIFFON DU BELLAY, secrétaire du gouverneur ; COUDIN, élève de première classe ; SAVIGNY, second chirurgien de la frégate ; un sergent-major ; TOURTADE, maîtrecanonnier, LAVILETTE, passager pour le Cap-Vert ; COSTE, matelot ; THOMAS, pilotin ; FRANÇOIS, infirmier ; et JEAN CHARLES, soldat. A bord de la corvette l’Echo, le 22 août 1816. Signé SAVIGNY, chirurgien.
»

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